Ecrit
d’invention
C’était une de ces soirées d’été de 1885 ou l’air
manquait dans Paris. Après avoir fini mon cours de piano pour ces terribles
minots, je voulus me soulager avec une bonne absinthe au restaurant de
l’Antic. Assise à cote de mon très cher
ami Paul qui était toujours habillé d’un complet de trente francs, je sirotai
mon absinthe tout en discutant avec lui. Je lui racontais mon angoisse :
celle de perdre mon travail ; ma peur : que je n’ai plus assez pour
venir manger ici avec lui, ma fatigue quand je terminai mon cours de musique et
mon agacement pour ces gosses qui ne
comprenaient rien de ce que je faisais ; pour eux c’était trop dur. Paul
fit de même en me parlant de sa vie de misère et qui empirait chaque jour. Nous
restâmes là à discuter jusqu’au moment ou
un homme capta mon attention.
Il payait la
caissière. Toutes les femmes avaient levé la tête vers lui : trois petites
ouvrières et deux bourgeoises avec leurs maris que je trouvais toujours ici.
Elles n’étaient point du tout discret. Je les entendais dire qu’il portait beau
et qu’il avait une pose d’ancien sous-officier. Quand la caissière lui eut
rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, il sortit du restaurant. J’ai dit à
Paul de m’attendre, que j’allais revenir tout de suite car la tête de cet homme
me disait quelque chose.
A peine sortie, je
sentais les égouts qui soufflaient, leur haleine empestée, les miasmes infâmes
des eaux de vaisselle et des vielles sauces. Lorsque cet homme fut sur le
trottoir, je le vis demeuré immobile durant une minute. Ensuite, il cambra sa
taille et frisa sa moustache d’un geste familier et militaire. Il était habillé
d’un complet poussiéreux mais il gardait une certaine élégance tapageuse.
C’était un grand blond châtain vaguement
roussi, avec des yeux bleus et des cheveux frisés naturellement.
Je me demandais ce qu’il attendait sue ce trottoir. Je
voulus alors aller lui parler. Tout à
coup, il se mit à descendre la rue Notre-Dame de Lorette, la poitrine bombée,
les jambes un peu entr’ouvertes comme si il venait de descendre de cheval avançant brutalement en cognant les gens comme
si la rue lui appartenait. Il se sentait supérieur à eux. Cela me rappelait de
plus en plus quelqu’un dont j’avais oublié le nom. Je marchais derrière lui
tout en essayant de me souvenir de son nom pour l’aborder.
Je remarquais les concierges, en manches de chemise, à
cheval sur des chaises en paille, qui fumaient la pipe sous des portes cochères.
Les passants allaient d’un pas accablé, le front nu, le chapeau à la main.
Soudain je me souvins de son nom : Georges. Il faisait partie de la même
division que mon mari.
Une grande foule
sortit du théâtre, je criais son nom sans cesse. Je le vis ne pas se retourner
et je le perdis dans la foule alors qu’on était arrivé au boulevard. Je décidai
donc de faire demi-tour et de retourner au restaurant.
Un bar aux Folies-Bergère (96 cm x 1,30 m)
Un bar aux Folies Bergère
est un tableau réalisé par le peintre Édouard Manet au début des années 1880.
Il s'agit de la dernière œuvre majeure de Manet avant sa mort
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