mardi 12 mai 2015

Sujet d'imagination 203

Le voilà qui prend sa monnaie et s’apprête à se diriger vers la sortie, tandis que moi je le regarde d’un air songeur en buvant cet absinthe qui me brûle les poumons et m’enflamme la gorge. Je finis par me mettre à tousser et croyant avoir attiré son attention, je continue en exagérant ma toux. Après ce jeu puéril, je décide de m’arrêter, me rendant compte que cela lui est indifférent. Il finit par sortir tandis que moi je reste là, le regardant s’avancer sur le boulevard avec une démarche sans doute d’ancien sous-officier, les jambes un peu entrouvertes comme s’il venait de descendre de cheval, la poitrine bombée. Il a d’ailleurs un certain charme avec sa moustache retroussée et son chapeau à haute forme, un peu défraîchi. Il semble être habillé d’un complet de soixante francs mais il en en garde tout de même une certaine élégance. Il me fait pensée au mauvais sujet des romans populaires avec sa grande taille, ses cheveux blond et frises naturellement. Je peux même dire que si j'avais été plus jeune, j'aurais sûrement eu l'audace d'aller l'aborder. Cependant, à chaque pas qu'il fait, je sens  en moi une irrésistible en vie d'aller le voir et de plonger mon regard dans le sien et boire tel une jeune et innocente jeune fille, les quelques paroles qu'il accepterait sûrement de m'échanger. Il fait partie des rares hommes qui m'ont interpellée en aussi peu de temps. Cet homme restera sûrement un bon moment dans ma misérable mémoire.                
Au bout d’une demi-heure, après avoir fini mon absinthe, je me décide à gagner le boulevard. Dehors, tout en marchand, je regarde ce paysage que je connais si bien. Il y a d’abord ces appartements où les cheminées crachent cette fumée noire qui envahie le ciel et le rend sombre. Ces mêmes immeubles où se côtoient les bourgeois et les ouvriers. Il y a aussi, dans ces rues, de nombreux fiacres qui semblent être réservés aux riches et des omnibus que fréquentent les ouvriers. Les trottoirs, eux, sont remplis de toutes sortes de personnages, ceux dont la vie leur a été favorable, et ceux qui nagent dans la misère.
  Après avoir erré un long moment dans la rue, Notre-Dame-de-Lorette je me dirige vers le pont de l’Alma afin de pouvoir respirer un air plus frais car le temps à cette époque de l’année dans les rues de Paris  est irrespirable. Je vois apparaitre soudain une jeune fille de seize ans, elle semble gênée et anxieuse. Elle me rappelle moi à son âge et je revois alors le jour de mes seize ans, jeune, ne connaissant encore rien de la vie, sinon qu’elle s’écoulait tranquillement à Paris, ma ville natale. Je surprenais cependant déjà sur mon chemin, en les croisant, le regard intéressé des hommes qui parfois ce permettaient même de me contempler. Ca ne me déplaisait point.  Puis je grandis, j’eus alors mes premier amour et bien vite épousai un homme de famille modeste. Il finit par devenir ivrogne et je dus alors donner des cours de musique afin d’arrondir mes fins de mois. Je vieillis vite et perdis l’envie de me peignée, me négligeai, utilisai le même chapeau poussiéreux et me vêtis de vieilles robes usées. 
Une heure plus tard, sortis de mes pensées, finis par me retrouver au pont de l’Alma, je songe aussitôt à cet homme que j’avais aperçus au restaurant. A cet instant précis, je revois son visage et sa corpulence et me dis à quel point cet homme était beau avec son ensemble et à quel point j’étais passé au coté de ce bel homme en restant assise à ma table. Je finis par prendre un omnibus et m’avance vers le boulevard Saint-Germain afin de donner mes cours à de riches bourgeois qui me considéraient comme un  être inférieur et sans importance, mais aussi comme un être dont l’âme et la joie sont parties depuis longtemps.
Arrivée face à l’immeuble, le concierge vient m’ouvrir. Je monte au deuxième étage. Lorsque j’entre, un morne découragement m’envahit mais je ne peux reculer. Ces deux garçons en bas âges à qui je donne cours ne comprennent guère ce que je leur inculque mais cela m’est indifférent. Cependant, ce qui m’amuse est cette manie qu’ils ont à de se défier et  se dévisager  lorsque l’un d’entre eux passe au piano.
Au bout de deux heures, après m’être presque  endormie à force de les entendre répéter la même mélodie, je m’étire en ronronnant comme un chat. Cela est devenue presqu’une habitude. Je finis par me lever, je salue mes élèves qui me font signe de la main en guise de remerciement. Dehors, il commence à faire nuit. On parvient presque à distinguer quelques étoiles scintillantes dans le ciel indigo. Tout en longeant le boulevard Saint-Germain,  je me demande comment ma vie se serait passé si j’avais eu le courage de parler à ce garçon ou si au lieu de devenir professeur de musique, j’avais eu le courage de me battre pour mon avenir, qui sait j’aurais peut-être put forger mon esprit et devenir une femme respectée.

Je marche à grand pas, gagne le boulevard extérieur et le suit jusqu’à mon logis. Ma maison, haute de cinq étages, contient dix-huit ménages ouvriers et bourgeois. Je sens en montant les escaliers, sales où traînent toutes sortes de choses tel que des déchets ou de vieux tissues usés que je peu voir en éclairant avec des allumettes, une sensation de dégoût et une hâte de retrouver mon cher moi. Mon petit logis, au quatrième étage, donnant sur un vieux restaurant. Après m’être installé, je fais un petit soupé que nous mangeons dans le silence  puis je par me déshabille et moi et mon époux partons nous mettre au lit où mon corps engourdi s’enflamme jusqu’à s’endormir dans les bras de mon bien aimé.  

Gustave Caillebotte,  le pont de l'Europe, 1876 (huile sur toile), Musée du Petit Palais Genève


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