J’étais
perdue dans mes pensées. Ma journée avait été éprouvante, en particulier à
cause de mon dernier cours, celui du jeune Clément Fournaux. Quel imbécile
alors sapristi, après 6 mois de cours ne pas savoir jouer ses gammes, c’est un
comble ! La lenteur du service m’agacait .La chaleur était insupportable, et j’attendais
mon absinthe avec impatience. Il y avait un grand brouhaha, les glaçons teintaient
dans les verres, et les roues des voitures sur le boulevard n’arrangeaient pas
les choses. Le café était plein, trois ouvrières sirotant leurs limonades par ci,
deux hommes qui avaient la trentaine par-là, deux bourgeoises accompagnées de leurs
maris dégustant leur café ici.
Mon observation fut arrêtée par le serveur
qui m’avait amené mon absinthe. A peine
la bouteille posée, je me servis un verre. J’ai versé de l’eau sur le sucre
puis j’avalai une gorgée puis une deuxième, puis une troisième. J’étais soulagée,
ces premières gorgées étaient une libération, et un sentiment de bien-être
m’envahit. Je finis mon verre et je me
resservis. Je fus soudainement prise d’une mélancolie .Allais-je continuer à
enseigner à des imbéciles toute ma vie ? Devrais-je chaque soir ingurgiter
cette boisson afin de me soulager ? La bonne humeur qui régnait dans le café
accentuait mon malaise. J’étais à nouveau perdue dans mes pensées. Mais le
bruit des pièces de monnaie retentissantes dans la caisse attira mon attention
et me fit reprendre le fil de ma pensée.
J’aperçus un homme. Il portait beau .La
cambrure de sa taille et sa façon de friser sa moustache était semblable à
celle d’un militaire. J’avalai un verre entier puis je levai la tête vers lui.
Lorsque la caissière lui rendit sa
monnaie de cent sous, il se dirigea vers
la sortie. Bigre cent sous, c’était peu. Malgré son complet en mauvais état, il
gardait une certaine élégance qui ne pouvait laisser penser de lui qu’il était
pauvre. Avant de sortir, il jeta un regard rapide et circulaire, un de ces
regards de jolis garçons, qui s’étendent comme des éperviers .Son visage
m’était familier, il éveillait en moi un sentiment amoureux et passionné comme
si cet homme faisait partie de moi, de mon passé. Est-ce l’absinthe ou une
réelle impression de déjà vu ? Je m’empressai de payer et je le suivis. Je
devais en avoir le cœur net ! En sortant je le vis s’arrêter net, je
m’arrêtai également. Il avait l’air de penser. A quoi ? Je voulais bien le
savoir. Ma tête se mit à tourner, la chaleur dans le boulevard devint suffocante.
Il se mit en route, je le suivis. Il marchait la poitrine bombée, les jambes un
peu entrouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait
brutalement dans la multitude de la rue, heurtant les épaules, poussant les
gens pour ne point se déranger de sa route .Il inclinait légèrement sur l’oreille
son chapeau haut de forme assez défraichi, et battait le pavé de son talon. Il
avait l’air de toujours défier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville
entière. Il marchait à vive allure et j’avais du mal et le suivre car le
boulevard était plein de monde. Malgré le sentiment irrépressible envers cet
homme qui m’envahissait et me pousser à continuer, je commençais à fatiguer. Il
prenait de l’avance sur moi, je n’arrivais plus à suivre le rythme, mes forces
m’abandonnaient.
Je ne
saurais donc jamais qui était cet homme et pourquoi un sentiment si fort
s’était éveillé en moi en le voyant dans le café. Je m’arrêtai pour reprendre
de l’air puis je levai la tête, il avait disparu. Attristée par cette perte, je
repris le chemin du café. L’absinthe m’avait fait halluciner et était la cause
de cette filature , me persuadai-je. Arrivée dans le café, je m’installai à la
même place et je commandais une nouvelle bouteille d’absinthe. La nuit allait
être longue …
« La buveuse » de
Toulouse Lautrec. 1887, toile, 47.1*55.5 cm.
SAHELI
ALEXANDRE 2nd 3
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.