Je ne sais pas depuis combien de
temps, je fixe mon verre. Une demi-heure, trois quarts d’heure ? Je ne
peux dire. J’ai découvert ce matin que mon amant me quitte. Quel
imbécile ! Il se marie dans cinq jours avec une de ces bourgeoises naïves
qui croient au coup de foudre. J’entends, déjà mon père dire : « Je
te l’avais dit ! ». Oui, ce jour-là, je l’avoue, je me suis comportée
comme une fillette en faisant la sourde oreille auprès de mon père, pour suivre
mon amoureux. A l’époque, il me promettait le mariage, autant d’enfant que je
voulais et une belle maison. Tout ce dont rêve une jeune fille. Il a dû
utiliser cette technique pour envoûter cette fille, mais moi j’ai ouvert les
yeux et j’ai compris qu’il n’y a que l’argent qui intéresse les hommes.
Je lève les yeux et adoucis les
traits de mon visage. Je ne voudrais pas que les clients de ce café me prennent
pour une ivrogne. Le café est assez petit, avec très peu d’espace entre les
tables et surtout, bondé. Les
conversations se mêlent et accentuent cette chaleur étouffante d’une fin de
journée de juin.
« Ha, ha, ha ! Oui,
quel dommage. Mais il serait bien pour ta fille, Catherine. », dit une
femme à ma droite. « Tu as raison, mais j’aurais préféré ce beau
jeune homme dans mon lit ! », lui répond son amie. Je reste bouche bée, ces ouvrières devraient
songer à la rude journée de travail qui les attend demain ou comment nourriront-elles leurs mioches.
« Qu’il porte beau, malgré
son complet de soixante francs et son chapeau haute forme défraîchis !»
reprend la première, « Certes mais avec cette élégance, qu’importe qu’il
soit riche ou pas. », déclare à nouveau sa camarade.
Intriguée et agacée, par leur
indiscrétion, je suis leur regard pour voir de quelle personne il est question.
Assis à la table en face de moi, un homme boit
un bock de bière. Je ne peux détacher mes yeux de lui. C’est cheveux sont
blonds et frisés, séparés par une raie au milieu de son crâne. Ses yeux bleus
et sa moustache retroussée, de la même couleur que ses cheveux, lui donne ce
charme auquel ne résiste aucune femme.
Il me fait penser au mauvais sujet des romans populaires.
Il finit son verre et se dirige
vers la caisse. Il est assez grand, il marche la poitrine bombée et les jambes
légèrement arquées comme s’il venait de descendre de cheval. Le tout,
associé à ses gestes militaires, montre
qu’il a sans doute appartenu à l’armée. En observant cet inconnu, je vois mon
ancien amant, Albert qui est sous-officier. Lui aussi a l’habitude de marché le
buste relevé pour se donner un air fier et courageux. Il faut absolument que je
me sorte ce traître de la tête. Revenons à notre étranger.
Après avoir payé sa boisson, il se dirige vers
la porte mais s’arrête dans l’encadrement. Il hésite, ne sachant sûrement où aller et regarde les femmes
passées avec un regard intéressé comme s’il était à la recherche d’une rencontre amoureuse. Il sort du
café et je décide de le suivre. Il faut
que je découvre qui est cet homme. Je suis seul maintenant et le peu d’argent
que me font gagner les cours de musique ne
me permettront pas de vivre correctement. De plus, cet homme a tant de point
communs avec Albert que je peux les confondre. Nous pourrions bien nous
entendre.
A mon tour, je sors du café. Cette soirée est
vraiment étouffante, aucun vent frais ne souffle dans la rue. Je me demande
même s’il ne faisait pas moins chaud dans le café. La nuit vient juste de
tomber et je peux voir de loin Pierre, mon cousin, qui allume les réverbères.
C’est son métier, tous les soirs, il les allume et le matin, les éteint, un part un. Il me salue
d’un geste de la main. Je le lui rends avec un sourire.
Derrière mon chère cousin, je peux apercevoir
ces appartement dont les cheminées laissent échapper une épaisse fumée noire,
qui en s’élevant dans les aires cachent les étoiles. Une file d’omnibus vide passe sur le boulevard, ils doivent surement
rentrer aux garages.
Maintenant, je me concentre. Je ne dois pas
perdre de vue mon inconnu. Il avance brutalement dans la rue en bousculant les
personnes qui ont le malheur de se trouver sur son chemin. Le boulevard est
assez animé durant l’été. Les gens aiment bien se promener dans la rue pour
ressentir la fraîcheur du soir, même si aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Le
bruit des voitures mêlé aux
conversations des gens forme un énorme chahut, presque insupportable.
Je le suis toujours à travers les
rues, mais en passant devant un théâtre, une énorme foule surgit de ses portes.
Comme à chaque fin de spectacle, c’est
la folie. Les gens se précipitent et se bousculent, pour avoir une voiture,
sans se soucier d’écraser les autres. Après quelques minutes, un cortège
composé de calèche et de fiacres traverse la rue et vont ramener leurs
occupants chez eux. Je me fraie, avec beaucoup de mal, un passage à travers
cette meute de chiens excités, qui n’ont pas réussi à se trouver un transport.
Je ne vois plus que le chapeau défraîchis de mon inconnu, ce qui m’inquiète car
je ne veux pas le perdre.
Toujours en suivant le chapeau,
je quitte enfin cette foule, et je respire. Il me faudra me laver en rentrant,
je suis toute collante, de transpiration. Je déteste cette sensation. Fatiguée
par cette rude journée, je me décide enfin à l’interpeller. Je lui donne une
petite tape sur l’épaule mais lorsqu’il se retourne, je vois un vieil homme
barbu qui doit avoir au moins soixante-dix ans. Ce dernier me lance un regard
contrarié. Par politesse, je m’excuse auprès
de lui.
Déçu d’avoir perdu ce beau jeune
homme, je décide de rentrer chez moi. Si je n’ai pas réussi à découvrir qui
était cet étranger, cela doit être le destin. Un jour, peut-être, je
rencontrerais mon âme sœur et je me marierais.
Dans le bleu, Amélie Beaury-Saurel, 1894
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