vendredi 24 avril 2015

Ecrit d'Invention

Ecrit d'invention

J'étais perdue dans mes pensées, noyant mes souvenirs dans l'absinthe et m’effaçant dans les rumeurs et les odeurs de ce vieux café aux murs jaunis et délabrés. J'étais assise au fond de cette salle étroite, où je pouvais voir aussi bien les passants au travers des fenêtres sur ma droite que les cuisiniers s’affairant à la tâche à ma gauche. Je pouvais suivre des yeux la seule serveuse du restaurant se faufilant entre les tables pour apporter leurs commandes aux quelques clients et voir la caissière lire Le petit journal. Je pris mon verre et me servis un fond d'absinthe, puis je pris la cuillère trouée et posai un sucre dessus avant d'y verser lentement l'eau froide. Je remuai légèrement avant de commencer à boire. Le bruit incessant des conversations du petit peuple se perdait dans ma boisson et ne devenait plus qu'un bourdonnement lointain, mes souvenirs envahissant mon esprit.
Je me souvenais de feu Arthur Chaste, mon mari. Mort il y a seulement quelques semaines dans un accident d'omnibus, c'était un homme maladroit mais toujours attentionné. Il ne manquait à personne, excepté à moi. Il était fils unique de parents décédés et ses patrons l'avait déjà remplacé en engageant un autre valet...
En entendant discuter trois ouvrières, assisses deux tables plus loin, sur leurs conditions de vie misérable, je songeai à la mienne. Professeur de piano, enseignant aux enfants de classe bourgeoise dans les premiers étages de ces immeubles haussmanniens chics et modernes que seuls ces gens de la haute peuvent se permettre ; l'ironie voulait que je vive dans un petit appartement rustique et passé de temps, légué par mon mari et gagnant juste assez pour survivre. Je poussai un soupir et commençai à me resservir un autre verre quand la porte du café s'ouvrit faisant rentrer le brouhaha du dehors : un homme plutôt jeune ferma la porte et les bruits des sabots et des roues des voitures sur les pavés, les cris des marchands de journaux, les pleurs des enfants capricieux... tous ces bruits crispants s’atténuèrent et ne devinrent plus qu'une mélodie lointaine que couvrait celle du café.
L'homme regarda tout autour de lui, semblant ignorer les regards féminins posaient sur lui. Il avait l'air indécis mais gardait tout de même une certaine prestance et un certain charisme. Le café n'était pourtant pas plein et offrait de nombreuses places à l'inconnu. Il avait vraiment un charme particulier et une élégance rare, grand, bien fait, les cheveux blond-châtains vaguement roussis avec une moustache retroussée qu'il frisait tandis qu'il cherchait une place. Ses yeux bleus clairs se posèrent sur une table près de la fenêtre, non loin de la mienne et d'un pas militaire, il rejoignit la place qu'il s'était attribuée. Je reconnaissais ce pas si particulier car voilà maintenant près de trois années que mon jeune frère, Jean, s'était engagé. De plus, l'homme avait ce regard, le même que celui de mon cher cadet, ce regard qu'ont ceux qui reviennent de ce pays si loin aux coutumes si différentes, l'Algérie. Je me plaisais donc à imaginer que l'inconnu avait rencontré Jean et qu'ils avaient sympathisé.
Il s'assit en posant son haut de forme défraîchi sur la table, me laissant le plaisir de l'admirer. L'idée qu'il n'avait pas sa place ici commençait à s'installer dans mon esprit. Je l'imaginai plus aisément dans un grand restaurant, une dame bien habillée, une coiffe splendide ornant sa tête, des bijoux resplendissants, tenant son bras et je me surpris à rêver que se serait moi, riant avec lui, rougissant à certaines de ses remarques.... L'odeur de la viande et des légumes cuisinés me sortit de mon rêve. La serveuse apporta son plat à cet homme qui attirait toutes les convoitises. Quand avait il passé commande ? La femme, plutôt vieille, déposa l’assiette devant lui, il la remerciât prestement sans un regard. Il mangeait lentement, savourant son repas le dos droit, toujours l'air fier.
J'entendis les ouvrières assisses non loin de moi discuter de notre bel inconnu. Elles lui trouvaient des airs de mauvais sujet d'un roman populaire qu'elles avaient lu... J'ignorais que de tels gens savaient lire ! Je cessai de m’intéresser à leur conversation quand leurs remarques devinrent ridicules et grotesques. En reportant mon attention sur l'homme, une multitude de questions m’assaillirent. D'où venait il ? Avait il une femme ? Des enfants ? Où vivaient-ils ? Que faisait il pour gagner sa vie et pouvoir nourrir sa famille ? Avait-il vraiment rencontrer Jean ? Lui avait il parlé de moi ? Mais la plus importante de toute qui revenait sans arrêt... Quel était son nom ?
Je pris mon verre et le finis d'un coup sec. Je commençais à ressentir les effets de la fée verte. Ma tête était brumeuse et lourde, mes membres engourdis. Il me semblait voir mon cher époux se tenir devant moi, mais je savais qu'il ne pouvais pas être réel. A travers lui, je vis le bel homme s'essuyer le coin de la bouche avec un mouchoir grisâtre, prendre son haut de forme et se lever vers la caisse pour payer. Je voulais le suivre, mais mon mari me jeta un regard désapprobateur. Je voulais juste en savoir plus sur l'ami de mon frère, il n'avait pas à s'inquiéter. Il sortit, je me levai et Arthur me lança un regard d'avertissement. J'attrapai ma bourse, il se mit au travers de mon chemin. Je fermai les yeux et expirai doucement, ma tête tournant légèrement. Je murmurai une excuse à mon mari et lui passai au travers. Son illusion s'en alla dans une brume claire. Je payai avec empressement et sortis rapidement du café, mon jupon me gênant dans mes mouvements brusques. En ouvrant la porte, la chaleur moite de ce mois de Juin m’écrasa, je suffoquai dans mes vêtements, le vacarme incessant des grands boulevards m'assaillit, ne m'aidant pas à me concentrer. Je crus apercevoir mon bel inconnu de l'autre côté de la rue, je voulais crier son nom mais ma voix se bloqua dans ma gorge. Que devais je crier ? Qui devais je appeler ? Je ne connaissais pas son nom.... Alors, ignorant les principes de bonne conduite d'une femme, je relevai mes jupons laissant entrevoir mes mollets et me mis a courir vers lui, vers mes rêves, Arthur se mit devant moi les bras écartés comme s'il eut voulu m’arrêter mais je le traversai facilement.
« ATTENTION ! »
Je tourne la tête vers la droite, un omnibus, je ne peux pas l'éviter.

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