Ecrit d'invention
J'étais
perdue dans mes pensées, noyant mes souvenirs dans l'absinthe et
m’effaçant dans les rumeurs et les odeurs de ce vieux café aux
murs jaunis et délabrés. J'étais assise au fond de cette salle
étroite, où je pouvais voir aussi bien les passants au travers des
fenêtres sur ma droite que les cuisiniers s’affairant à la tâche
à ma gauche. Je pouvais suivre des yeux la seule serveuse du
restaurant se faufilant entre les tables pour apporter leurs
commandes aux quelques clients et voir la caissière lire Le petit
journal. Je pris mon verre et me
servis un fond d'absinthe, puis je pris la cuillère trouée et posai
un sucre dessus avant d'y verser lentement l'eau froide. Je remuai
légèrement avant de commencer à boire. Le bruit incessant
des conversations du petit peuple se perdait dans ma boisson et ne
devenait plus qu'un bourdonnement lointain, mes souvenirs
envahissant mon esprit.
Je
me souvenais de feu Arthur Chaste, mon mari. Mort il y a seulement quelques semaines dans un accident d'omnibus, c'était un homme maladroit mais toujours attentionné. Il ne manquait à
personne, excepté à moi. Il était fils unique de parents décédés
et ses patrons l'avait déjà remplacé en engageant un autre valet...
En
entendant discuter trois ouvrières, assisses deux tables plus loin,
sur leurs conditions de vie misérable, je songeai à la mienne.
Professeur de piano, enseignant aux enfants de classe bourgeoise dans
les premiers étages de ces immeubles haussmanniens chics et modernes
que seuls ces gens de la haute peuvent se permettre ; l'ironie
voulait que je vive dans un petit appartement rustique et passé de
temps, légué par mon mari et gagnant juste assez pour survivre. Je
poussai un soupir et commençai à me resservir un autre verre quand
la porte du café s'ouvrit faisant rentrer le brouhaha du dehors :
un homme plutôt jeune ferma la porte et les bruits des sabots et des
roues des voitures sur les pavés, les cris des marchands de
journaux, les pleurs des enfants capricieux... tous ces bruits
crispants s’atténuèrent et ne devinrent plus qu'une mélodie
lointaine que couvrait celle du café.
L'homme
regarda tout autour de lui, semblant ignorer les regards féminins posaient sur lui. Il avait l'air indécis mais gardait tout de
même une certaine prestance et un certain charisme. Le café n'était
pourtant pas plein et offrait de nombreuses places à l'inconnu. Il
avait vraiment un charme particulier et une élégance rare, grand,
bien fait, les cheveux blond-châtains vaguement roussis avec une
moustache retroussée qu'il frisait tandis qu'il cherchait une place.
Ses yeux bleus clairs se posèrent sur une table près de la fenêtre, non loin de la mienne et d'un pas militaire, il rejoignit la place
qu'il s'était attribuée. Je reconnaissais ce pas si particulier car
voilà maintenant près de trois années que mon jeune frère, Jean,
s'était engagé. De plus, l'homme avait ce regard, le même que
celui de mon cher cadet, ce regard qu'ont ceux qui reviennent de ce
pays si loin aux coutumes si différentes, l'Algérie. Je me plaisais
donc à imaginer que l'inconnu avait rencontré Jean et qu'ils
avaient sympathisé.
Il
s'assit en posant son haut de forme défraîchi sur la table, me laissant le plaisir de l'admirer. L'idée qu'il n'avait pas sa place ici commençait à s'installer
dans mon esprit. Je l'imaginai plus aisément dans un grand
restaurant, une dame bien habillée, une coiffe splendide ornant sa
tête, des bijoux resplendissants, tenant son bras et je me surpris à
rêver que se serait moi, riant avec lui, rougissant à certaines de
ses remarques.... L'odeur de la viande et des légumes cuisinés me
sortit de mon rêve. La serveuse apporta son plat à cet homme
qui attirait toutes les convoitises. Quand avait il passé commande ?
La femme, plutôt vieille, déposa l’assiette devant lui, il la
remerciât prestement sans un regard. Il mangeait lentement,
savourant son repas le dos droit, toujours l'air fier.
J'entendis
les ouvrières assisses non loin de moi discuter de notre bel
inconnu. Elles lui trouvaient des airs de mauvais sujet d'un roman
populaire qu'elles avaient lu... J'ignorais que de tels gens savaient
lire ! Je cessai de m’intéresser à leur conversation quand
leurs remarques devinrent ridicules et grotesques. En reportant mon
attention sur l'homme, une multitude de questions m’assaillirent.
D'où venait il ? Avait il une femme ? Des enfants ?
Où vivaient-ils ? Que faisait il pour gagner sa vie et pouvoir
nourrir sa famille ? Avait-il vraiment rencontrer Jean ?
Lui avait il parlé de moi ? Mais la plus importante de toute
qui revenait sans arrêt... Quel était son nom ?
Je
pris mon verre et le finis d'un coup sec. Je commençais à ressentir
les effets de la fée verte. Ma tête était brumeuse et lourde, mes
membres engourdis. Il me semblait voir mon cher époux se tenir
devant moi, mais je savais qu'il ne pouvais pas être réel. A travers lui, je vis le bel homme s'essuyer le coin de la bouche avec un mouchoir
grisâtre, prendre son haut de forme et se lever vers la caisse pour
payer. Je voulais le suivre, mais mon mari me jeta un regard
désapprobateur. Je voulais juste en savoir plus sur l'ami de mon
frère, il n'avait pas à s'inquiéter. Il sortit, je me levai et
Arthur me lança un regard d'avertissement. J'attrapai ma bourse, il
se mit au travers de mon chemin. Je fermai les yeux et expirai
doucement, ma tête tournant légèrement. Je murmurai une excuse à
mon mari et lui passai au travers. Son illusion s'en alla dans une
brume claire. Je payai avec empressement et sortis rapidement du
café, mon jupon me gênant dans mes mouvements brusques. En ouvrant
la porte, la chaleur moite de ce mois de Juin m’écrasa, je
suffoquai dans mes vêtements, le vacarme incessant des grands
boulevards m'assaillit, ne m'aidant pas à me concentrer. Je crus apercevoir mon
bel inconnu de l'autre côté de la rue, je voulais crier son nom
mais ma voix se bloqua dans ma gorge. Que devais je crier ? Qui devais je appeler ? Je ne connaissais pas son nom.... Alors, ignorant les
principes de bonne conduite d'une femme, je relevai mes jupons
laissant entrevoir mes mollets et me mis a courir vers lui, vers mes
rêves, Arthur se mit devant moi les bras écartés comme s'il eut
voulu m’arrêter mais je le traversai facilement.
« ATTENTION ! »
Je
tourne la tête vers la droite, un omnibus, je ne peux pas l'éviter.
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