Le voilà qui
prend sa monnaie et s’apprête à se diriger vers la sortie, tandis que moi je le
regarde d’un air songeur en buvant cet absinthe qui me brûle les poumons et
m’enflamme la gorge. Je finis par me mettre à tousser et croyant avoir attiré
son attention, je continue en exagérant ma toux. Après ce jeu puéril, je décide
de m’arrêter, me rendant compte que cela lui est indifférent. Il finit par
sortir tandis que moi je reste là, le regardant s’avancer sur le boulevard avec
une démarche sans doute d’ancien sous-officier, les jambes un peu entrouvertes
comme s’il venait de descendre de cheval, la poitrine bombée. Il a d’ailleurs
un certain charme avec sa moustache retroussée et son chapeau à haute forme, un
peu défraîchi. Il semble être habillé d’un complet de soixante francs mais il
en en garde tout de même une certaine élégance. Il me fait pensée au mauvais
sujet des romans populaires avec sa grande taille, ses cheveux blond et frises
naturellement. Je peux même dire que si j'avais été plus jeune, j'aurais
sûrement eu l'audace d'aller l'aborder. Cependant, à chaque pas qu'il fait, je
sens en moi une irrésistible en vie
d'aller le voir et de plonger mon regard dans le sien et boire tel une jeune et
innocente jeune fille, les quelques paroles qu'il accepterait sûrement de
m'échanger. Il fait partie des rares hommes qui m'ont interpellée en aussi peu
de temps. Cet homme restera sûrement un bon moment dans ma misérable
mémoire.
Au bout d’une
demi-heure, après avoir fini mon absinthe, je me décide à gagner le boulevard.
Dehors, tout en marchand, je regarde ce paysage que je connais si bien. Il y a
d’abord ces appartements où les cheminées crachent cette fumée noire qui envahie
le ciel et le rend sombre. Ces mêmes immeubles où se côtoient les bourgeois et
les ouvriers. Il y a aussi, dans ces rues, de nombreux fiacres qui semblent
être réservés aux riches et des omnibus que fréquentent les ouvriers. Les
trottoirs, eux, sont remplis de toutes sortes de personnages, ceux dont la vie
leur a été favorable, et ceux qui nagent dans la misère.
Après avoir erré un long moment dans la rue,
Notre-Dame-de-Lorette je me dirige vers le pont de l’Alma afin de pouvoir
respirer un air plus frais car le temps à cette époque de l’année dans les rues
de Paris est irrespirable. Je vois
apparaitre soudain une jeune fille de seize ans, elle semble gênée et anxieuse.
Elle me rappelle moi à son âge et je revois alors le jour de mes seize ans,
jeune, ne connaissant encore rien de la vie, sinon qu’elle s’écoulait
tranquillement à Paris, ma ville natale. Je surprenais cependant déjà sur mon
chemin, en les croisant, le regard intéressé des hommes qui parfois ce
permettaient même de me contempler. Ca ne me déplaisait point. Puis je grandis, j’eus alors mes premier
amour et bien vite épousai un homme de famille modeste. Il finit par devenir
ivrogne et je dus alors donner des cours de musique afin d’arrondir mes fins de
mois. Je vieillis vite et perdis l’envie de me peignée, me négligeai, utilisai
le même chapeau poussiéreux et me vêtis de vieilles robes usées.
Une heure
plus tard, sortis de mes pensées, finis par me retrouver au pont de l’Alma, je
songe aussitôt à cet homme que j’avais aperçus au restaurant. A cet instant précis,
je revois son visage et sa corpulence et me dis à quel point cet homme était
beau avec son ensemble et à quel point j’étais passé au coté de ce bel homme en
restant assise à ma table. Je finis par prendre un omnibus et m’avance vers le
boulevard Saint-Germain afin de donner mes cours à de riches bourgeois qui me considéraient
comme un être inférieur et sans
importance, mais aussi comme un être dont l’âme et la joie sont parties depuis
longtemps.
Arrivée face
à l’immeuble, le concierge vient m’ouvrir. Je monte au deuxième étage. Lorsque
j’entre, un morne découragement m’envahit mais je ne peux reculer. Ces deux
garçons en bas âges à qui je donne cours ne comprennent guère ce que je leur
inculque mais cela m’est indifférent. Cependant, ce qui m’amuse est cette manie
qu’ils ont à de se défier et se
dévisager lorsque l’un d’entre eux passe
au piano.
Au bout de
deux heures, après m’être presque endormie à force de les entendre répéter la
même mélodie, je m’étire en ronronnant comme un chat. Cela est devenue
presqu’une habitude. Je finis par me lever, je salue mes élèves qui me font
signe de la main en guise de remerciement. Dehors, il commence à faire nuit. On
parvient presque à distinguer quelques étoiles scintillantes dans le ciel
indigo. Tout en longeant le boulevard Saint-Germain, je me demande comment ma vie se serait passé
si j’avais eu le courage de parler à ce garçon ou si au lieu de devenir
professeur de musique, j’avais eu le courage de me battre pour mon avenir, qui
sait j’aurais peut-être put forger mon esprit et devenir une femme respectée.
Je marche à
grand pas, gagne le boulevard extérieur et le suit jusqu’à mon logis. Ma
maison, haute de cinq étages, contient dix-huit ménages ouvriers et bourgeois.
Je sens en montant les escaliers, sales où traînent toutes sortes de choses tel
que des déchets ou de vieux tissues usés que je peu voir en éclairant avec des
allumettes, une sensation de dégoût et une hâte de retrouver mon cher moi. Mon
petit logis, au quatrième étage, donnant sur un vieux restaurant. Après m’être
installé, je fais un petit soupé que nous mangeons dans le silence puis je par me déshabille et moi et mon époux partons
nous mettre au lit où mon corps engourdi s’enflamme jusqu’à s’endormir dans les
bras de mon bien aimé.
Gustave Caillebotte, le pont de
l'Europe, 1876 (huile sur toile), Musée du Petit Palais Genève